Chaque jour de la 9e édition du Salon du livre des Premières Nations, Kwahiatonhk! vous offre en exclusivité un nouveau texte de fiction autour de la thématique « Survivre au temps ». Cinq auteurs, cinq nations, cinq visions. Aujourd’hui : « Émy et Léa », de l’autrice crie Virginia Pésémapéo Bordeleau.
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Émy et Léa
de Virginia Pésémapéo Bordeleau
Ne me demandez pas pourquoi, ce jour-là, j’ai dit à mon amie Fiorella, l’Italienne en visite en Abitibi :
‒ Viens, je vais te montrer la maison que j’aimais…
Nous étions dans les sentiers du parc d’Aiguebelle, là où les douces collines attirent touristes et résidents en ces journées ensoleillées qui agrémentent la région en belle saison. La route prise pour le détour vers Destor est cahoteuse, mais le coup d’œil en valait la peine ; nous étions en mai et la délicatesse des feuilles nouvelles retenait nos regards, ce vert si fragile, si aérien !
Mon fils était décédé depuis six mois, et Fiorella venait combler de douceur ce trou à vif dans mon cœur, car nous étions à l’époque de la fête des Mères. Malgré ma peine, sa présence, sa belle humeur et son enthousiasme pour l’Abitibi suffisaient à m’arracher des rires et des sourires.
Lorsque nous sommes arrivées à la maison que j’habitais entre 2003 et 2007, l’état des lieux m’a mise dans un état de perplexité profonde. Une bombe semblait être tombée par hasard sur le terrain, des animaux de ferme se baladaient ici et là, des bains remplis d’eau émergeaient des herbes, il y avait des sacs de plastique accrochés à tout ce qui portait des branches et les plates-bandes de fleurs avaient disparu.
Nous avions à peine mis pied à terre que la propriétaire est arrivée en voiture. Je lui avais vendu la propriété deux ans auparavant. Après les salutations d’usage, elle m’a proposé d’acquérir la maison, car, souffrant de problèmes de santé, elle ne pouvait plus suffire aux tâches que son entretien exigeait.
C’est ainsi que je suis revenue en ce lieu que j’aimais, que j’aime toujours, car il est adapté à mes goûts, à mes besoins de silence et d’espace.
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Des années plus tard arrive ce moment d’arrêt non seulement ici, mais aussi partout à travers le monde. Le silence s’est approfondi, à peine quelques voitures passant sur la route, plus d’avion sillonnant le ciel. La neige rendait cette atmosphère encore plus ouatée.
La neige a fondu et, les mois passant, je sentais un poids dans ma poitrine, une tristesse qui collait à mes poumons. Puis, par une matinée de début mai, alors que je m’apprêtais à nettoyer la cour des restants de l’hiver, j’ai entendu des rires de jeunes filles. Ces rires m’ont immédiatement insufflé de l’espoir au cœur, et je me suis précipitée devant la maison pour voir d’où venaient ces grelots de joie pure. Une rangée d’arbres cache une partie de la route ; aussi tentais-je de voir à travers les branches. D’abord, j’ai aperçu Léa, une jeune voisine, pédalant à corps perdu, agrippée à son guidon de vélo, les cheveux au vent. Tout de suite après, j’ai été interloquée de voir passer au petit trot un cheval roux monté par Émy, la grande sœur de Léa. J’ignorais que mes voisins avaient fait l’acquisition de ce magnifique animal. La scène était si belle, si poétique, que j’ai senti les yeux me brûler presque aux larmes. La vie me saluait ; la jeunesse, toute de force et de beauté, venait de mettre un baume sur le gris de ma mélancolie. Quelque chose m’avait happée, suffisamment pour que je sente un début de sérénité habiter mon être, quelque chose de vivant, de gracieux.
Quelques jours plus tard, ce sont deux chevaux qui trottaient sur la route, et l’une des cavalières m’était inconnue. Par curiosité et par envie de toucher aux belles bêtes, je suis allée rendre visite à ma voisine. Le premier cheval, une femelle nommée Mila, appartenait à Émy, l’autre à sa cousine. Comme j’ai mentionné ne jamais voir Léa sur une monture, ma voisine m’a expliqué qu’elle n’était pas assez sûre d’elle et qu’elle craignait de tomber en bas du cheval.
J’aime les chevaux, leur regard doux qui semble sonder nos profondeurs. Un jour, alors que je me rendais à Gatineau en voiture, je m’étais arrêtée au bord d’un champ où paissaient plusieurs chevaux. Je m’étais avancée près de la clôture pour mieux les admirer, et l’un d’eux s’était approché. J’avais tendu ma main, qu’il avait reniflée, puis il avait posé son cou sur mon épaule, doucement, sans peser. Une accolade qui m’avait émue, par son étrangeté et la confiance que l’animal me manifestait. Il avait lu en moi : je ne lui voulais pas de mal et je l’admirais.
Pour en revenir aux jeunes cavalières, il est venu un temps où elles ne passaient plus devant la maison. Les jours se suivaient et je m’attendais à les revoir, si gracieuses et habiles sur leurs montures. Pour avoir essayé à deux reprises de faire de l’équitation, je sais que ce n’est pas si facile. Mais Émy et sa cousine ne sont plus repassées… Je me suis donc informée auprès de la mère, qui m’a appris que Mila s’était blessée à une patte et qu’elle boitait. On attendait que sa convalescence soit complétée avant de la remettre au trot. Je lui ai avoué tout le bien que cette activité des filles me faisait à l’âme.
Puis juin est arrivé et, avec lui, les ouvriers engagés pour réparer les outrages que les ans ont fait subir à la maison que j’aime. L’ère du silence a aussitôt été remplacée par les coups de marteau, les grondements des scies à découper, la musique tonitruante de la radio populaire, les cris et les chants des garçons pleins d’énergie et de testostérone.
En plus de travailler au potager, avec l’aide de mon conjoint – activité qui nous demandait un effort constant les premières semaines –, je m’occupais d’entretenir l’espace autour des bâtiments, car l’été venait de s’installer avec une vigueur incroyable. Même si je laisse très largement l’espace aux plantes sauvages, il me fallait une heure pour tondre la pelouse, tout en ramassant des mousserons, ces petits champignons au goût de noisette. Dans l’herbe mouillée du matin, la tondeuse rotait et roulait en grondant de temps en temps ; craignant l’étouffement, je reculais, soulevais l’engin, qui crachait alors les mottes de gazon. Je contournais les fleurs de trèfles, une abondance sur l’hectare qui entoure la maison, et je pensais aux abeilles qui viendraient bientôt danser sur mes plates-bandes. Quatre ans plus tôt, j’avais rencontré la responsable de la bibliothèque du village, qui avait déjà gardé des ruches derrière chez elle.
‒ Pas compliqué, sauf qu’il faut un plan d’eau… m’avait-elle dit, avant d’ajouter : Pourquoi ?
Je lui avais répondu que Bernard, un voisin, avait semé en moi l’idée de faire du miel à partir de ces trèfles qui poussent sur ma propriété, que j’aimais le miel, l’ajoutais à mon café au lieu de sucre. Elle avait continué à me fixer, songeuse.
‒ Une ruche pour débuter, après je verrai si l’expérience est positive.
Elle avait souri de nouveau.
‒ C’est sûr que c’est plus facile que d’élever des lapins ou des poules, où il faut être là ! Les abeilles s’organisent toutes seules…
Elle faisait référence à mes nombreux voyages pour le travail. Finalement, je n’ai jamais poursuivi mon idée de ruches ; de jeunes voisins, par contre, ont des abeilles qui viennent butiner mes fleurs et font un miel succulent.
Je continuais à chercher des oasis de lumière à travers l’absence de ma famille, de mes filles, de mes ami.e.s, de sorties, de voyages. Ce jour-là, je venais de sortir du four le gâteau préparé pour sauver les bananes trop mûres, infestées de mouches à fruits. Ces mouches, je les déteste, ne sais pas comment m’en débarrasser. Le gâteau embaumait, son odeur montait le long de mes narines et allait flatter mes neurones de gourmande. Ce mélange chaud de miel et de bananes me fondait dans la bouche, ajoutant la saveur vanillée à l’arôme qui, à lui seul, est un pur plaisir. Deux tranches, englouties par petites bouchées, puis je me suis arrêtée. Car un des ouvriers, entré pour continuer un travail à l’étage, regardait le gâteau, et je voyais presque la salive lui couler aux commissures des lèvres. Pourtant, il a refusé le morceau que je lui ai offert. Conscience professionnelle !
Tous les matins, je sortais en plein soleil, avant l’arrivée de l’équipe de rénovateurs. Juillet venait de commencer, et déjà trois canicules nous avaient forcés à nous mettre à l’ombre et à l’eau. Les garçons réparant le toit souffraient beaucoup de la chaleur. Ce jour-là, on annonçait à la radio de la pluie et du froid pour quelques jours. La veille, j’étais allée faire une cueillette de champignons. Les dermatoses des russules coupées en lamelles reposaient sur le treillis, exposées au soleil ; elles devraient être prêtes en fin d’après-midi, sinon le séchage se poursuivrait au four.
Et de fait, la lumière sous les pins gris s’est éteinte brusquement, un nuage ayant tiré un rideau devant le soleil. Puis j’ai été témoin de cet étrange paysage quand, en s’éloignant, la nuée a à nouveau découvert le sous-bois, parsemé d’aiguilles, qui semblait embrasé d’une lueur fauve, allumée par les rayons qui se glissaient et louvoyaient entre les arbres tels des serpents flamboyants.
Puis le chef de chantier nous a annoncé que ses hommes allaient terminer les rénovations très bientôt. Ils avaient construit une galerie à l’avant de la maison, avec un toit coupant le soleil du midi. Ils avaient pris l’habitude d’y manger leur lunch. Après leur départ, nous y avons installé des chaises plus confortables, une table et des plants pour nous complaire par les soirées plus fraîches autour d’une coupe de vin blanc. Cet ajout à la maison était une idée de mon compagnon. Au début, je n’étais pas d’accord avec ce projet, à cause des coûts supplémentaires qu’il allait engendrer. Mais mes réticences avaient fondu au soleil grâce à ces moments de paix et de sérénité que nous y partagions, surtout après ce mois d’intense activité.
Juillet coulait des jours chauds et des nuits fraîches, favorisant un sommeil réparateur. J’ai entrepris de terminer les menus travaux de finition autour des fenêtres et des portes, de même que l’aménagement d’une nouvelle chambre à l’étage. Le virus continuait de semer des inquiétudes à travers le monde, par le biais de gens qui ne prenaient pas au sérieux sa virulence. En poursuivant nos activités quotidiennes, nous nous efforcions d’effacer de notre mental le malaise du début du confinement.
Puis, un jour où nous étions à table devant un café, mon ami a ouvert grand les yeux en regardant vers la fenêtre derrière moi, et il a souri largement.
‒ Qu’est-ce qu’il y a ? lui ai-je demandé.
‒ Je viens de voir un cheval et une jeune fille passer…
J’ai senti mon cœur bondir hors de ma poitrine ; toute joyeuse, j’ai couru vers la porte arrière de la maison. En l’ouvrant, je me suis retrouvée le visage à la hauteur de la tête de Mila, la jument guérie, montée par la jolie Émy, que je n’avais pas croisée depuis des semaines. Elle portait ses vêtements de cavalière, son petit casque attaché sous le menton, et nous souriait gentiment. Mila s’est laissé caresser en branlant la queue afin de chasser les mouches ; elle avait ce regard doux et amical qu’ont les chevaux bien traités. Elle m’a donné un petit coup de tête comme si elle voulait entrer dans la pièce. Émy a tiré sur le licou pour la faire reculer, en riant avec nous. Elle nous a appris qu’elle avait trouvé un boulot en ville et qu’elle aimait bien travailler, raison pour laquelle elle sortait moins avec sa jument. Je lui ai dit :
‒ Tu sais, Émy, cela m’a fait beaucoup de bien de te voir sur ton cheval, ce printemps.
‒ Je sais, a-t-elle murmuré.
Elle n’a rien ajouté de plus, sauf qu’elle devait aller travailler bientôt et donc retourner chez elle. C’était la première fois qu’elle venait chez moi, seule. Pourtant, j’habitais dans le voisinage depuis plusieurs années. Une visite de courtoisie et de bonté qu’elle m’accordait en sachant que la présence de Mila et la sienne déversaient sur moi une énergie de guérison.
Le mois d’août est arrivé, apportant des journées chaudes, mais parfois pluvieuses, qui favorisaient la maturation des bleuets. Lorsque le temps est propice, nous obtenons une récolte si abondante que nous congelons les fruits pour les mois d’hiver, ce qui a été le cas cette année. Une fin d’après-midi, je consultais un livre de recettes, assise sous le toit de la galerie, à l’ombre du soleil qui avait été particulièrement chaud ce jour-là. La voix de Léa s’est fait entendre tout près, mais la végétation m’empêchait de voir qui s’approchait de la maison.
‒ Allô ! m’a-t-elle lancé.
J’étais surprise, car pour elle aussi il s’agissait de sa première visite seule après des années de voisinage. Elle venait me porter un dessin qu’elle avait fait à mon intention. J’étais touchée par son geste et je l’ai invitée à parler d’elle, de ses vacances, de ses activités. Au fil de la conversation, j’ai compris qu’elle voulait visiter mon atelier de peinture. Je lui ai fait cadeau de crayons d’aquarelle, de papier à dessin et, pour sa mère, du dernier livre que j’avais publié et de gousses d’ail de mon jardin.
Après son départ, nous nous sommes mis à table pour le repas du soir. À peine assis, nous avons entendu le bruit de moteur d’une camionnette remontant l’allée vers la maison : c’était ma voisine accompagnée de Léa ! Nous qui n’en avions jamais, c’était la journée des visites !
Nous avons ri de les voir descendre du véhicule, Léa portant un sac de papier. Elles venaient nous donner des légumes frais cueillis de leur potager, toutes deux, blondes au regard d’un bleu lumineux. Nous avons pris le temps de discuter de choses et d’autres, sans trop insister sur l’amitié chaleureuse que nous avions développée de loin au fil des années. Sans non plus leur dire combien leur voisinage m’était précieux.
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Née aux Rapides-des-Cèdres, Virginia Pésémapéo Bordeleau est une artiste multidisciplinaire eeyou. Elle vit en Abitibi. Elle a participé à de nombreuses expositions au Québec et à l’international et a reçu plusieurs prix pour ses toiles. Elle a publié trois romans et autant de recueils de poésie. En 2007, son recueil De rouge et de blanc (Mémoire d’encrier) a récolté la mention Télé-Québec du Prix littéraire de l’Abitibi-Témiscamingue. L’année 2020 marque son 40e anniversaire de carrière artistique et, pour souligner l’occasion, elle a publié deux livres aux Éditions du Quartz : le recueil épistolaire La bienveillance des ours (avec François Lévesque) et le livre d’art poétique Ourse bleue – Piciskanâw mask iskew.