Photo de Raymond Carles
Le Bingo littéraire Kwahiatonhk! est une activité de diffusion littéraire originale développée et testée par Kwahiatonhk! lors de l’édition 2015 du Salon du livre des Premières Nations. Dans une ambiance festive et humoristique, le public est invité à venir découvrir la littérature des Premières Nations des années 1970 à aujourd’hui en jouant à un jeu de bingo bien spécial, où le boulier décide quels textes du corpus littéraire autochtone liront les auteurs invités et les volontaires du public. À la charnière du spectacle littéraire et du jeu interactif, cette activité est soutenue par un guitariste et une chanteuse, de même que par un animateur-performeur. Grâce à l’appui du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec, le Bingo littéraire Kwahiatonhk! a entamé une tournée et voyagé dans différentes localités du Québec et de l’Ontario en 2018.
Animateur-performeur : Louis-Karl Picard-Sioui
Musicien : Marc Vallée
Chanteuse-performeuse : Andrée Lévesque Sioui
Auteurs invités (selon la représentation) : Marie-Andrée Gill, Sylvain Rivard, Natasha Kanapé Fontaine, J.D. Kurtness, Michel Jean, Naomi Fontaine, Maya Cousineau Mollen et Guy Sioui Durand.
Un concept original de Louis-Karl Picard-Sioui, ©2015 Kwahiatonhk!
Photos d’Alanis Rodriguez
BINGO !
Par Guy Sioui-Durand
B
Bonheur
La tension monte dans la salle bondée. Le bruit du boulier gronde davantage. À peine la gardienne des boules chiffrées a-t-elle chuchoté au micro la lettre et le numéro qui y est rattaché qu’un hurlement strident crève la bulle commune faite d’attente et d’espoir : « G-52…»
« BINGO ! »
Attention. Ne dérangez pas vos cartes puisque nous dérangeons le monde par l’art ! Le bingo est jeu. Le bingo est hasard. Le bingo est spectacle. Le bingo est populaire. Le bingo est divertissement. Le bingo est rassembleur. C’est un art du bonheur !
L’élan enjoué tient donc dans la première lettre du jeu : B pour bonheur.
I
Innovation
Mais qu’arrive-t-il si ce bonheur de jouer se fait stratégie artistique ? Que se passe-t-il si la sélection d’une ligne de chiffres se donne des allures poétiques justement parce que fondée sur la célèbre phrase du poète et mathématicien français Mallarmé affirmant que « jamais un coup de dé n’abolirait le hasard » ?
À quoi assistons-nous si le rassemblement ludique attire aussi des gens intéressés par la littérature, le récital de poésie et l’art performance ? Qu’il les absorbe sans changer de formule ? Quelle expérience se vit quand le déroulement d’un après-midi ou d’une soirée généralement convenu autour des règles du jeu se fait espace/temps pour des harangues, performances, musiques, danses et chants en tant que lectures vivantes ?
Que penser quand ce spectacle, propre à la culture populaire, établit un lien inédit avec les « happenings » d’art et de fête auprès de l’assistance participante ? Bref, que se passe-t-il ? Quelle est la nature de la sélection du boulier qui identifie d’abord et avant tout des textes, poèmes ou extraits de livres, des lectrices et lecteurs présents sur scène et qui vont performer, lire ou chanter, rendre vivantes ces écritures, en plus de faire se tamponner les numéros sur la carte du jeu des gens de la salle ?
Bien que le jeu de bingo chez les Autochtones soit assez récent — il fait son entrée dans les réserves autour de 1959 — et que la littérature autochtone écrite et publiée en langue française émerge il y a environ 40 ans dans les années 1970, ce n’est qu’en 2015 que se concrétise cette intuition géniale chez l’organisateur du Salon du livre des Premières Nations. Mais déjà, des signes avant-coureurs s’étaient manifestés. Ainsi, en 2008, était publié l’exceptionnel Aimititau ! Parlons-nous ! chez l’éditeur Mémoire d’encrier. Né de la belle initiative de la poète Laure Morali, l’ouvrage rassemble des textes de correspondances inédites entre écrivains autochtones et québécois. Fait singulier, l’édition originale présente en couverture une œuvre de l’artiste atikamekw Jacques Newashish. Il s’agit d’un dessin et collage sur un texte manuscrit de la grande poète innue Joséphine Bacon… rédigé au dos d’une feuille de bingo. On y distingue bien écritures et traces de tampons. Des lectures publiques auront lieu à Mashteuiatsh, dans certains salons du livre et, à mon invitation, sous les perches d’une tente installée sur les quais d’Espace 400e, dans le Vieux-Port de Québec, dans le cadre des activités des Premières Nations du 400e anniversaire de Québec.
Or, en 2015, cette attitude littéraire et visuelle se renouvèle pour devenir un moment inédit de bingo littéraire autochtone, lors du Salon du livre des Premières Nations à Wendake. Cet éclair de génie qui électrifie la tête de Louis-Karl Picard-Sioui poussera le concept d’un cran et se fera tournée nomade en 2018-2019.
C’est pourquoi le bingo littéraire en tournée, cet art du bonheur, appellera la seconde lettre de son nom : I… pour innovation, interdisciplinarité et même influence. À coup sûr, la jonction interdisciplinaire entre l’art performance et la littérature autochtone consacre le bingo littéraire nomade comme un événement de création génial. De plus, l’idée trouve preneur. L’artiste d’origines abénakise et québécoise Sylvain Rivard, un des membres de la tournée du Bingo littéraire Kwahiatonhk ! (il a fait Sudbury, Shawinigan, Mashteuiatsh, Rivière-du-Loup, Ottawa et Québec) va, comme on le verra, adapter la formule en Bingo artistique pour l’événement de la Nuit Blanche à Tiohtià:ke, en mars 2019 ! Bientôt une série télévisée comme le suggéraient les organisateurs de l’escale à Ottawa ? Un opéra ou une équipée dans l’Ouest ? Ça dépendra sans doute du boulier.
N
Nomades
Nomades, voilà ce que la tournée a fait de nous sur les territoires du Nitaskinan, du Nitassinan et du Nionwentsïo, notamment.
Sudbury : Je n’étais pas venu à Sudbury depuis vingt ans. C’était en 1998. Et voilà que je débarquais pour « embarquer » dans cette aventure insolite et intrigante : performer littérairement, soumis au choix aléatoire du boulier pour jouer au bingo. Je dis bien performer, dans la mesure où il s’agit de lire un texte choisi aléatoirement par le boulier, de n’avoir qu’une ou deux minutes pour le lire et l’appréhender en y mettant tous ses sens, en direct devant le public. Nous sommes au Little Montreal, pas très loin de la Galerie du Nouvel-Ontario, un nécessaire centre d’artistes dans le milieu franco-ontarien. Louis-Karl Picard-Sioui, Kwendokye’s Andrée Levesque-Sioui, Sylvain Rivard, Marie-Andrée Gill et moi, le groupe initial, joint pour l’occasion par les artistes franco-ontarien France Huot et Daniel Groleau Landry.
Shawinigan : Nous sommes sur le Nitaskinan, le territoire atikamekw. Quelle belle et longue journée ensoleillée qui allait, au dernier étage du Broadway Pub avec vue sur la rivière Saint-Maurice, éclairer la seconde représentation nomade. Se joint cette fois à nous (Louis-Karl, Andrée, Sylvain et moi) notre musicien de tournée, Marc Vallée, ainsi que les Innus Julie Kurtness, dont le premier polar intitulé De vengeance (L’instant même, 2017) a fait sensation, et Michel Jean, entre autres directeur de l’ouvrage collectif Amun (Stanké, 2016) qui a connu du succès. Au rythme convivial de ce bingo, où les textes chantés par Andrée ressortiront, je me remémore cette sortie post-bingo dans un bar karaoké aux prestations heavy métal hors du commun !
Mashteuiatsh : Au cœur de l’été chaud, le Festival de contes et légendes Atalukan au Camping Plage Robertson a sans aucun doute connu la plus dansante et euphorique des éditions nomades du Bingo littéraire. Dehors, avec un public chaleureux, le Bingo littéraire Kwahiatonhk! a mis sur les planches son équipe d’étoiles avec, pour une seule fois, la poète et comédienne innue Natasha Kanapé Fontaine Elle s’est jointe à Marie-Andrée, Sylvain et moi ainsi qu’au trio envoûtant d’animation d’Andrée, Marc et Louis-Karl, avec, à la technique, nulle autre que Sonia Robertson. Nous avons dansé la littérature autochtone devant un feu allumé !
Saint-Venant-de-Paquette : Il avait fait très chaud dans la journée. Le brouillard prendrait la relève dans la nuit. Le petit centre culturel, son sentier de sculptures, l’église devenue temple musical et les tentes de plastique autour se feraient sites surréalistes pour cette nuitée de poésie et de littérature à Saint-Venant-de-Paquette, fief du renommé chanteur Richard Séguin. Une nouvelle venue : Maya Cousineau Mollen. Je me vois encore transportant le boulier, un autre, une caisse de livres, éclairés par les phares d’auto dans la brume, pour faire surgir le Bingo littéraire Kwahiatonhk! à 2 h dans la nuit. Fantastique.
Tiohtià:ke : L’endroit à Tiohtià:ke (Montréal) est mythique. Le décor n’a guère changé en quarante ans. C’est le même qu’à l’époque de la contre-culture. Musiciens, poètes et artistes des réseaux d’art y passent toujours. Le Quai des Brumes nous accueillait. Sur le « stage », nous serions à l’étroit. Cette soirée-là serait à mi-chemin entre un show et un moment poétique, mais en bingo ! Les textes improvisés en chants par l’unique Kwendokye’s seraient en osmose avec l’esprit des lieux. Julie Kurtness et Jonathan Lamy sont montés sur scène avec moi. Dans la salle se trouvaient Natasha Kanapé Fontaine et bien des visages familiers, comme Alain-Arthur Painchaud. Aussi, ce ne fut point un hasard quand, à la toute fin, le grand Armand Vaillancourt se pointa. L’énergie appelle l’énergie !
Ottawa : Le gouvernement fédéral invitait le Bingo littéraire Kwahiatonhk! à la Nouvelle Scène. Édifice et organisme à la programmation multidisciplinaire et phare pour la survie par les arts du fait francophone à Ottawa, cette invitation prit pour moi un sens aussi politique que littéraire, dans un contexte ontarien de luttes des minorités. Ce lieu serait celui de l’abondance : un magnifique buffet pour tous, un hall rempli et un public de qualité, mixant un Jonathan Lainey de Wendake, des gens du Conseil des arts du Canada, le noyau littéraire de la place et, avec nous sur scène, Maya et Dave Jenniss, dramaturge résidant dans la région. Bonheur, improvisations joyeuses et nomadisme au menu. Même qu’un organisateur nous suggéra que ça pourrait devenir une émission pour la télévision !
Rivière-du-Loup : Ayant passé une partie des étés de mon enfance à la Pointe-de-Rivière-du-Loup, dans les cabanes où ma grand-mère Alice et mon grand-père Origène Sioui, avec mes tantes et mes oncles, vendaient de l’artisanat, je reviens toujours ému à Rivière-du-Loup. Et quel accueil communautaire et convivial en région ! La dynamique du don et du contre-don a pris place et a donné le ton à la soirée dans la grande salle : alors que la formule du bingo apportait bonheur de jouer et livres en cadeaux, nos hôtes en firent autant en nous offrant sucreries et bières locales. Un piano à queue attendait Marc, notre musicien, sur le « stage ». De quoi rendre songeur le maître des claviers et des cordes du bingo…
Kébeq : La tournée du Bingo littéraire Kwahiatonhk se rapprochait de Wendake, son point d’origine, alors que la dernière représentation officielle se déroulerait à l’Impérial Bell sur la rue Saint-Joseph. Comme jamais, le manitou au veston bleu poudre serait extravagant. Marc galvaniserait ses claviers et sa guitare. Andrée, la « gardienne » du boulier, serait dans ses plus beaux atours pour conquérir la foule, jazzant et modulant en chansons de sa voix d’or les poètes autochtones. Et puis le boulier, et puis nos performances dignes d’une grande finale de tournée avec, pour une première fois avec nous, la romancière innue Naomi Fontaine. Et surprise pour moi ce soir-là : pour la seule fois de la tournée, mon texte choisi par Louis-Karl fut lu magnifiquement par une lectrice de la salle. Quand même, à Kébeq !
Gatineau : Mars 2019. La tournée est terminée, mais le Salon du livre de l’Outaouais nous a invité pour une reprise. De l’Institut Kiuna, à Odanak, j’ai roulé jusqu’au traversier entre Sorel et Tracy. Sous un froid mordant, alors que les glaces frottaient la carlingue de métal du bateau traversant Magtogoek, le fleuve aux grandes eaux, j’ai poursuivi ma route vers Gatineau, longeant la rivière des Outaouais, signifiant « les commerçants ». Ce nom a été donné par les arrivants français aux Premières Nations algonquiennes faisant partie des alliances de traite des fourrures. Que la littérature autochtone se fraie un espace/temps au Salon du livre de l’Outaouais par cette nouvelle embuscade performative qu’est le Bingo littéraire Kwahiatonhk en tournée, qui se tiendra dans l’après-midi, me plaît. J’y rejoins Louis-Karl, Andrée, Marc, Marie-Andrée, Maya et, pour cette escale, notre « recrue » locale, Éric Charlebois. Ce samedi 2 mars est complètement survolté, parce que je dois me rendre à Tiohtià:ke en soirée pour performer dans une seconde soirée, le Bingo artistique orchestré à La Guilde sur la rue Sherbrooke, dans le cadre du plus large événement qu’est la Nuit Blanche. Le voyage me donne à réfléchir aux influences directes, à l’impact interdisciplinaire de la tournée. Si cette dernière amène le jeu vers l’oralité littéraire autochtone vivante, musicale et dite comme spectaculaire contre le spectacle, c’est un des membres de la tournée, l’artiste d’origine abénakise et québécoise Sylvain Rivard, qui reprend la formule du jeu mais en mettant en évidence la création d’œuvres d’art faites avec les cartes de bingo tamponnées et aux motifs brodés. Elles sont exposées dans les vitrines et d’autres seront en création in situ par l’artiste pendant la soirée. S’y ajoute l’usage des langues mohawk et inuktitut, en plus du français et de l’anglais grâce à des complices ! J’y ferai une harangue performée.
G
Généreux
G comme généreux ! La formule est triplement généreuse. C’est là une part du génie de ce bingo en tournée. Fête participative héritée des « happenings », on y joue avec une probabilité de gagner de manière conviviale. Et que dire, soirée après soirée, du nombre de livres offerts pour chaque gagnant par un maître de cérémonie si généreux, en la personne de Louis-Karl Picard-Sioui, même avec ses propres publications ! Lorsqu’il y avait deux ou trois cris de bingo, j’ai assisté à de très beaux partages, certains ayant déjà lu ou possédant, par exemple, L’amant du lac de Virginia Pésémapéo Bordeleau ou Bâtons à message de Joséphine Bacon, remettant leur prix à l’autre.
Touchant. Toutefois, cette authentique générosité du Bingo littéraire repose en fait sur le perspicace et immense travail de lectures et de sélections fait en amont par Louis-Karl Picard-Sioui afin de construire cette masse critique, c’est-à-dire 75 textes autochtones correspondant aux 75 chiffres du boulier. Pour avoir fait toutes les étapes de la tournée, j’ai écouté et lu, au gré des sorties aléatoires, une suite de proses, de poèmes, de sentiments et de regards lucides à l’esprit et à la vision autochtones qui m’ont non seulement fait du bien à l’esprit, mais qui ont encouragé des révélations généreuses, des sorties de l’ombre d’auteurs.es moins sous les projecteurs, afin de raviver leur talent de salive et de plumes. Je pense ici à une Éléonore Sioui, une An Antane Kapesh ou un Bernard Assiniwi. À cet égard, à lui seul, le manitou de Kwahiatonhk! a rassemblé un modèle d’anthologie, d’ouvrages édités, de recueils ou de livres en collectif, mais pas pour en faire une publication imprimée revisitant quarante ans de littérature autochtone en français : pour créer une esthétique de l’écoute vivante sur place, ensemble et en s’amusant !
O
Oralités
Oooh que oui, terminons avec la lettre O pour l’oralité des rythmes et des sons, des chants et harangues et même des images tendues comme des peaux ou animées selon des scénarios, parce que selon moi, la source autochtone initiale des littératures est l’oralité.
Au fil de la tournée, scène après scène, je suis progressivement devenu un fan fini du Bingo littéraire Kwahiatonhk! Cela tient à ma compréhension autochtone de l’art fondée sur l’importance de l’oralité et de l’art action. Je m’efforce d’être un harangueur captivant. J’adhère à l’idée qu’il n’y a pas de supériorité de l’histoire écrite sur la tradition orale. La parole fait voyager, fait passer les connaissances à travers tout le corps social. Elle déjoue l’écriture seulement pour les initiés. Les littératures autochtones sont peut-être minuscules et fragmentées dans le monde des langues française et anglaise. Mais en misant sur la revitalisation de nos langues et de l’art innovant comme Kwahiatonhk ! le fait, ne se crée-t-il pas des audaces qui opposent aux stéréotypes la démesure et l’insensé ?