Chaque jour de la 9e édition du Salon du livre des Premières Nations, Kwahiatonhk! vous offre en exclusivité un nouveau texte de fiction autour de la thématique « Survivre au temps ». Cinq auteurs, cinq nations, cinq visions. Aujourd’hui : « Atisken », de l’auteur wendat Yves Sioui Durand.
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Atisken
de Yves Sioui Durand
Toujours cette brume malodorante.
Depuis l’année dernière, du fait de la catastrophe climatique annoncée, il y a de plus en plus de ces nuages immondes de méthane qui descendent du Nord et qui envahissent les mondes urbanisés du Sud. Bah, j’ai mon masque ! Branché en permanence sur un respirateur léger, il me permet de survivre à ces émanations toxiques.
Wow ! La chance que j’ai, si je compare tout cela au temps du coronavirus. À cette époque, les vieux comme moi étaient laissés dans leurs déjections, privés de toute écoute, seuls, considérés comme vidés de toute mémoire, charges coupables de l’explosion démographique de notre espèce sur Terre. Bon débarras !
Mais où suis-je ? J’ai perdu mes repères dans ce Wendake de mon enfance maintenant devenu une petite ville aux immeubles de cinq étages, cages de verre intoxiquées de jeux vidéo qui virtualisent la vie. Où est donc ma résidence pour personnes âgées ? Cet ancien hôtel-musée de luxe devenu retentissant échec économique, recyclé pour notre dernier séjour sur Terre. Récapitulons ! Je suis né en 1951 et, ce printemps 2051, j’aurai… Bah ! de toute façon, on m’a oublié depuis si longtemps !
Peut-être m’ont-ils mis une puce électronique qui leur permet de savoir où je suis ?
Pour le moment, j’ai les pieds dans le sable. Suis-je au bord de la rivière Akiawenrak ? Je n’entends pas la chute ! Que de fois, enfant, je me suis assis dans la chaise du diable suspendue au-dessus du gouffre où les eaux jaunes et brunes se précipitent dans la gueule du grand serpent biscornu qui se déroule jusqu’au Stadako’wane.
Noyé dans cette brume, je n’y vois rien !
Voilà que cette lactance jaune et empoisonnée se lève sous le frémissement des trembles qui bruissent comme des shishigun lors des cérémonies. Apparaît un grand lac, vert comme du jade mexicain.
J’enlève ce maudit masque d’oki de la guerre des étoiles et je respire à fond.
‒ Ouh-ouh! Y a-t-il quelqu’un ?
Des murmures plaintifs, des chants et des pleurs me répondent. Autour de moi, je vois des centaines de gens vêtus à l’ancienne, avec des peaux, des fourrures. Les uns portent sur leur dos des ossements humains décorés de peintures qui me semblent former une écriture. Une femme d’âge mûr jette sur mes épaules une peau de chevreuil brodée et m’entraîne par le bras. Tous portagent leurs ancêtres vers une grande cabane d’écorce, que cette femme dit être la maison des os!
Par le trou de fumée, le puissant soleil ruisselle telle une cascade sur nos yeux aveuglés par tant de brûlures. Deux jeunes filles au visage d’une beauté rare viennent mettre sur ma tête une coiffe de plumes de dindon sauvage. Malgré mon grand âge, la beauté me fait toujours le même effet. Je me perds dans leurs yeux étoilés, enivré par leur odeur ; une sève nouvelle monte en moi, tel wahta le jeune érable du printemps… Une main se pose délicatement sur mon épaule et une voix douce me glisse à l’oreille : « Ce sont tes petites filles ! » Détournant la tête, je lui réponds par un large sourire édenté, mais admiratif.
Mes yeux s’habituant à l’obscurité, je découvre que je suis assis là où il n’y a que les plus vieux. Nous sommes ensevelis sous les écorces comme sous la coque d’un immense canot inversé, telle une chair vivante contenue dans l’intérieur d’un immense arbre.
D’une seule voix, tout ce peuple se met à chanter et, véritable fleuve de sève humaine, les femmes, leurs filles, les hommes, leurs fils, les anciens commencent à danser. Leur chant est si beau que des larmes mouillent mon visage.
Vous, les vieilles pierres, vos os seront mélangés à cette terre !
Je me retourne vers cet homme au visage tatoué et terreux qui semble avoir plus de mille ans et je lui demande :
‒ D’où venons-nous ?
Lentement, il me répond avec un accent venu du fond des âges :
‒ Nous… Onkweongwe… Là-bas… Les humains… Leurs mains faire montagnes sacrées… Plusieurs soleils…
Il fait un geste.
‒ Mississippi !… Beaucoup maïs… Vieilles cérémonies… Cahokia!
Cahokia!… Oui… J’y étais à l’équinoxe d’automne, il y a trente ans, avec ma femme. Je me souviens… je me souviens que mon grand-père Origène Sioui, Wahowen, nous racontait que nous venions du Sud.
Les deux jeunes filles aux yeux de flammes réapparaissent. Elles me prennent chacune une main et tous se lèvent en emportant les ossements de leurs ancêtres : Hai! Hai!
À travers les grands érables et les noyers parsemés de pins géants, nous atteignons une fosse creusée dans le sable blond et entièrement tapissée de peaux de castors.
Le silence se fait.
Où sommes-nous ?
Mes deux compagnes se regardent et retiennent leurs rires.
La plus jeune me chuchote tendrement à l’oreille :
‒ Ossosané !
Je comprends alors que tous attendent que je descende dans la fosse. Bon ! Allons-y ! Le sable glisse sous moi ; magiquement me voici en bas. Je concentre alors mon regard sur les colliers Kaionn’i, les chaudrons de cuivre, les haches de pierre polie. Soudain, mon œil est attiré par un morceau de papier. Je me mets à genoux et découvre une photo de ma mère morte d’un cancer alors que je n’avais que huit ans. Ému, je revis instantanément le moment de la remise en terre des os de nos ancêtres. En 1999, c’est moi qui avais glissé cette photo parmi les ossements qui retrouvaient leur terre maternelle, souhaitant ainsi guérir à tout jamais les angoisses de la division qui continuent de nous ébranler comme nation. Ou était-ce en 1636, lors de la venue de ce maudit Brébeuf et des épidémies ?
Impossible pour moi de retourner comme prisonnier au cinquième étage de ma cage de verre ! Je leur dis :
‒ Vous pouvez descendre les os !
Levant les yeux une dernière fois, j’aperçois ce joli sourire qui flotte sur les lèvres de mes deux jeunes compagnes. Je réalise que je suis bien né en 1951, mais en 1951 avant Jésus-Christ à Cahokia… Ce qui me fait… presque quatre mille ans… Eh ! Eh !… C’est donc ça, mon mal de dos !
Malgré la catastrophe de 2050, il y a donc de l’espoir ! Il me faut revenir, renaître… Il y a tant à faire… Mais cette fois, ce sera la dernière !
Que le visage du soleil soit nettoyé de ses nuages et de ses larmes !
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Originaire de Wendake, Yves Sioui Durand est auteur, dramaturge, acteur et metteur en scène. En 1985, il fonde à Montréal la compagnie de théâtre amérindienne Ondinnok. Il écrit une quinzaine de textes dramatiques pour Radio-Canada et plus de dix créations originales, dont certaines furent produites en Europe et au Mexique. Parmi les plus connues, on compte Le Porteur des peines du monde (Leméac, 1992) et La Conquête de Mexico (Trait d’union, 2001). En 2017, il est devenu le premier Autochtone canadien à recevoir le Prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle, dans la catégorie théâtre. Une anthologie de ses textes théoriques et poétiques vient de paraître sous le titre Okihoüey atisken – L’esprit des os (Presses de l’Université Laval, 2020).