Chaque jour de la 9e édition du Salon du livre des Premières Nations, Kwahiatonhk! vous offre en exclusivité un nouveau texte de fiction autour de la thématique « Survivre au temps ». Cinq auteurs, cinq nations, cinq visions. Aujourd’hui : « Wisokitahamqot », de l’auteur malécite Dave Jenniss.
* * * *
Wisokitahamqot
de Dave Jenniss
1
KIWACITAHASU
30e JOUR
Mes paupières fermées…
À mon oreille, le souffle du vent dans les vagues éclaboussées.
Mon cœur meurtri par tant de douleur.
J’attends depuis longtemps que tu reviennes, mais rien.
Je suis seul devant l’inconnu. Devant le fleuve qui m’a vu naître.
Tout de toi me manque. Tes lèvres, tes mains, ton rire, tes mots doux.
Parfois, j’imagine ta silhouette dans le brouillard du matin sur la côte.
Pour oublier ton départ, je marche dans cette forêt non loin du fleuve.
Dans ce territoire que j’ai trop longtemps laissé à l’abandon.
Dans ce territoire où tu m’as donné ton âme.
Je respire la forêt humide de mes larmes.
Je me perds sans savoir où je vais. Je me laisse guider par les astres.
31e JOUR
Je suis couché dans les herbes hautes, imaginant tes cheveux qui valsent, qui cachent tes yeux lumineux. Je suis comme une bête prise au piège.
Mon corps est immobile, mais mon esprit voyage dans les profondeurs du fleuve.
J’y vois les bélugas danser en ton honneur, de leur blanc immaculé.
Où es-tu ?
Mes paupières fermées…
À mon oreille, le souffle du vent dans les vagues…
Puis je me réveille, les yeux baignant dans l’eau salée.
Laissant glisser sur mes joues tant de questions.
Je me perds sans savoir où je vais. Je me laisse guider par les traces du muwin1.
32e JOUR
Je marche dans mes propres pas. Est-ce que je suis cet animal qui m’habite depuis ton départ ? Je me répète cette vieille parole ancestrale.
Nutsihpiluwet nil ‘ci cocahqok etoli nokolasik pihtuwi skitkomiq eyultitit pemawsulticik nakuweyossisok2.
Mes paupières fermées…
À mon oreille, le souffle du vent dans les dernières feuilles encore visibles.
Comme toi, elles disparaîtront, ne laissant que leur couleur dans ma mémoire.
Je remarque le sentier où nous allions cueillir les baies sauvages l’été.
Cet endroit lumineux par tant de romantisme. Je me rappelle nos deux corps se laissant appeler par l’amour et mes bras te réchauffant.
Je marche dans mes propres pas…
33e JOUR
À mon oreille, cette vieille chanson qui nous faisait tant de bien.
Égratigné par le temps, le disque de notre amour fredonne
les mots tendres qui te faisaient rêver.
Rien n’a bougé. Je laisse au temps le choix du moment.
Tes vêtements que je respire me donnent espoir.
Ton reflet dans le miroir que crée mon imagination me donne espoir.
Ta place libre à la table me donne espoir.
Mes paupières fermées…
34e JOUR
L’hiver approche, et toi tu t’éloignes.
J’ouvre la bouche, regardant vers le ciel pour y attraper
les quelques flocons qui se laissent désirer. D’une brillance cristalline,
ils me rappellent que nous étions unis par cette pierre semi-précieuse.
Mes doigts gelés n’attendent que la chaleur de ta bouche.
Tes paupières blanchies par le froid laissent transparaître ta fragilité.
Nous étions là, l’un devant l’autre à espérer.
Nous étions là, l’un devant l’autre à rêver.
35e JOUR
Nous étions seuls devant l’inconnu. Devant le fleuve qui m’a vu naître.
Nous regardions les cormorans toucher l’eau du bout de leurs palmes.
Nous avancions d’un pas lent, pour y mettre les pieds.
Le soleil brise les nuages de ses rayons.
La luminance sur l’eau m’aveugle.
Je ne sens plus mes pieds, mais tout mon corps.
Nous étions là, l’un devant l’autre à espérer.
Nous étions là, l’un devant l’autre à rêver.
J’aimerais te dire Woliwon Komac3.
J’aimerais te dire…
Tendre
Lumineuse
Courageuse
Aimante
Passionnante
Drôle
Touchante
Douce
J’aimerais te dire Koselomol4.
Sans compromis
Sans artifice
Sans retenue
Trente-cinq lunes sont passées. J’avais pris soin de compter avec inquiétude les jours et les heures passés sans toi. Je m’étais fait à l’évidence que tu ne reviendrais pas. Parfois je pleurais, parfois je riais, parfois la rage me brûlait l’estomac. Il y avait une chose que je ne pouvais nier : j’avais besoin de toi, tu étais mon ombre, tu étais ma guide, celle qui croyait en moi, celle qui ne manquait jamais de me dire je t’aime. Chaque occasion était marquée par toute la tendresse du monde. Ce soir-là, j’avais fouillé pour retrouver les lettres d’amour que je t’avais écrites et que j’avais laissées à l’abandon trop d’années. Cent lettres d’amour, oui, j’avais écrit cent lettres d’amour. Cette nuit-là, je la passai sans dormir. Je lisais sans m’arrêter, les yeux rougis par la fatigue, je prenais chacun des mots et le plaçais sur mon cœur, pour être bien sûr de tous les faire passer à travers ma peau. Le besoin de te voir et de te toucher était viscéral, mes pensées n’étaient que pour toi. Encore une fois, mes yeux se remplissaient de larmes et mille souvenirs pénétraient mon âme. Les images défilaient dans ma mémoire, sans entracte.
La nuit commençait à faire place à la lumière du jour. Le café laissait une odeur de bonheur pour une première fois depuis longtemps. Je laissai couler un filet noir qui vint s’échouer dans le fond de cette tasse en porcelaine que tu avais peinte quelques années plus tôt. Je bus en silence. Le silence m’a toujours plu, celui de l’hiver en particulier. Il y avait au fond de mes pensées le désir de marcher jusqu’au lac qui se trouvait sur la montagne, je ne perdais rien à y mettre les pieds, surtout que j’avais toujours eu un fort pressentiment que cet endroit avait fait œuvre de lieu cérémonial pour les ancêtres wolastoqiyik. C’était l’une des raisons pour lesquelles je revenais souvent ici. Il y avait ces histoires qui me hantaient, les récits du passé racontés avec une telle mémoire par les aînés. Quelques objets de survie étaient placés au fond de mon sac, ainsi que mon panier d’écorce. Je n’oubliai pas d’y mettre le pull que tu aimais tant, qui portait encore l’odeur de ton amour, de ton parfum.
Je n’oubliai pas de tout fermer derrière moi, je ne pouvais prévoir ce qui se passerait. Est-ce que j’allais revenir vivant de ce voyage ? Comme l’hiver approchait, je savais que le muwin n’était pas loin de moi.
2
CÉRÉMONIE
Le bruit de mes pas dans les feuilles mortes et la nudité des arbres me ramenaient constamment à l’esprit l’importance du froid glacial qui s’était installé. Ce premier froid qui vient pénétrer chacun de nos os, ce froid humide qui nous annonce que l’hiver approche. Je reprenais le fameux sentier que nous aimions tant. Je me laissais emporter par le temps. Je marchai des heures avant d’arriver devant le lac.
Une forte odeur de sauge enveloppait l’intérieur du panier d’écorce qu’une aînée de ma nation m’avait offert. Je savais que je me devais de faire ce geste symbolique pour moi, mais aussi pour toi. Tu m’avais toujours dit de porter attention aux animaux, à leurs gestes et à leur comportement. Je décidai de prendre l’une de mes pierres sacrées et les os d’un vieil ours trouvé mort il y a dix ans, et de les placer au sol de façon à ce qu’ils pointent dans les quatre directions. Au même moment, je ressentis une légèreté, je me sentis bien pour une deuxième fois. Je redonnais au territoire un peu de son passé.
Quand la mort frappe, on ne l’accepte pas, on ne la voit pas, on lui en veut et on aimerait lui faire la peau à son tour. Je ne voulais pas voir que nos deux êtres allaient vivre autrement, séparés à tout jamais, du moins sur le point de vue terrestre. J’entrepris de mettre en terre ton pull et tes cendres. Il me fallait maintenant le temps de te laisser partir. Alors que je m’apprêtais à laisser tomber la poussière de tes os, la bête qui avait erré pendant un moment autour de notre maison laissait ses lourdes pattes frapper le sol. Je me devais de rester calme et de faire confiance à mon instinct. Toute cette situation venait perturber la cérémonie que j’avais imaginée pour toi. Je laissai la bête m’observer et je continuai à faire comme si elle n’existait pas ; peut-être que mon imagination s’amusait à mes dépens en laissant planer cette vision animale. Je nourrissais le tison d’un rouge vif que j’avais allumé plus tôt. Une légère fumée était perceptible. Lèvres ouvertes et yeux fermés, je laissai mon intuition guider mes paroles.
O KCI-NIWESQ
Nutomuweq etolewestoq wocawsok
Naka tollatomuwakon miluwet pomawsuwakon pswi skitkomiq
Nutuwine. Ntapsokilutipon naka nmalsonultipon5…
Pour une raison ou une autre, la bête restait immobile devant moi à écouter, comme si elle comprenait chacun des mots prononcés. Je terminai ce que j’avais commencé avec toute l’humilité que je possédais. Sans trop savoir pourquoi et dans un geste impulsif, je commençai à bouger comme le muwin. Je me mis à faire cette danse en son honneur. Mes gestes étaient d’une pureté et d’une fluidité que je ne pouvais expliquer. Jamais mon corps ne s’était laissé emporter par tant de grâce, je revivais les danses ancestrales. Au bout d’un moment, mon souffle se fit de plus en plus court, je m’arrêtai pour n’entendre que les battements de mon cœur. Cette âme, cet animal, c’était toi revenue dans une autre vie, j’en étais persuadé. Tu étais là avec moi pour me dire de continuer de vivre et d’avancer dans ce monde sans réponse. Je me devais de survivre au temps. Un lourd poids venait de quitter mon corps, le poids de l’abandon. Je te laissai partir pour que tu puisses déposer ton âme avant les grands froids.
3
37e JOUR
Ce n’était pas une journée comme les autres. Le soleil pénétrait chacune de mes cellules. Une grande chaleur traversait mon être. Cette forte lumière blanche ne m’était pas inconnue.
Mes paupières fermées…
À mon oreille, le souffle du vent dans les vagues éclabousse mon cœur d’un bonheur inimaginable.
Je te donne mon respire.
Je te donne mon esprit.
Mes paupières fermées…
À mon oreille, le souffle du vent…
Chacun de mes pas dans la neige laissera une trace pour me retrouver.
Il y avait cette première neige qui couvrait le sol. Regarder le fleuve et me dire que j’étais là où je devais être et que je ne voulais en aucun cas quitter ce territoire. La puissance de l’eau me plongeait toujours dans mes souvenirs. Je n’avais jamais pensé te faire revivre mon enfance par ces lieux d’une grande beauté. En fouillant dans tes objets, je retrouvai des photos de nous, et ce vieux texte que j’avais écrit, sûrement dans un moment de pur bonheur, et que tu avais gardé.
Marcher vers l’Est et me dire que c’est le territoire de mon enfance qui m’attend et que je ne peux pas le renier. La vie s’est éteinte pour l’un, mais l’animal est toujours vivant, pour l’autre.
Je vois le fleuve
Je vois la puissance
Je vois les marées m’indiquer l’heure
J’entends les vagues me parler
Je sens la froideur d’automne transpercer mon corps
Un lent souffle
J’entends le craquement des os
Je vois les derniers bélugas
Je sens l’odeur du varech me voici chez moi.
4
LE PANIER D’ÉCORCE
Je le regardais, bien placé tout près du feu en crépitement. La lueur des flammes lui donnait une couleur orangée rappelant les rituels chamaniques du passé. Mon panier d’écorce était le lien qui m’unissait à ma nation. Encore aujourd’hui, j’entends la langue wolastoqiyik quand mes mains le tiennent. Voici la promesse que je t’ai faite. Chaque jour, je t’écrirai une lettre ; chaque jour, les mots d’amour survoleront la maison longue. Chaque jour, je serai l’auteur de ta réincarnation. À partir de maintenant, seuls les mots d’amour feront partie de ma vie. Chaque jour, je déposerai ces lettres avec les cent autres dans mon panier d’écorce, où elles seront protégées du monde extérieur. Voilà, maintenant tu fais partie des ancêtres, tu fais partie du passé, tu fais partie de ceux qui ont tracé la route de la fierté d’être qui nous sommes.
* * * *
Né à Trois-Pistoles, Dave Jenniss est un acteur, metteur en scène et dramaturge malécite. Il s’est fait connaître grâce à son rôle dans la pièce Hamlet, le Malécite (2004) produite à Montréal par Ondinnok. Jenniss a ensuite signé de nombreuses pièces où il explore ses origines, dont Wulustek (Dramaturges Éditeurs, 2011), Le tambour du temps et Delphine rêve toujours. En 2013, il remporte le Prix du public étudiant du meilleur acteur de soutien du Théâtre Denise-Pelletier pour son interprétation de Moineau dans Zone. Depuis mars 2017, il est le directeur artistique de la compagnie de théâtre Ondinnok. En 2018, il a publié le conte jeunesse Mokatek et l’étoile disparue aux Éditions Hannenorak.
1 Ours.
2 Je suis le guérisseur des âmes abandonnées entre le monde des vivants et des animaux.
3 Merci beaucoup.
4 Je t’aime.
5 Oh, Grand Esprit,
Dont j’entends la voix dans le vent
Et dont le souffle donne la vie à notre monde,
Entends-nous. Nous sommes si faibles et petits.